jeudi 2 octobre 2014

Le Massacre des innocents

Bernard Clavel a successivement publié entre 1970 et 1975, Le Massacre des innocents, fruit de son combat en faveur des enfants victimes de la guerre ou de mauvais traitements, Le Silence des armes puis Lettre à un képi blanc, réponse à ses détracteurs, en particulier le "caporal" Mc Seale. Ces trois ouvrages sont emblématiques de son engagement dans sa lutte contre la violence, la haine et la guerre, lutte qu'il continuera à mener tout au long de sa vie, même si on peut en trouver maints exemples comme Paroles de paix ou nombre de préfaces et d'articles.

        

Ce texte, énorme cri d’hommes qui se battent et de débattent pour sauver à travers le monde autant d’enfants qu’ils peuvent au sein de l’organisation Terre des Hommes, est bâti en deux grands parties :
  • Un exposé de Bernard Clavel sur sa rencontre avec le responsable de Terre des Hommes à Lausanne (Edmond Kaiser), celui qui préfère qu’on l’appelle L’OMBRE, Massongex la maison de l’espoir, la lutte quotidienne contre la guerre et la mort, les moments de joie, de peine, de désespoir et de révolte.
  • Des extraits du dialogue épistolaire entre Bernard Clavel et L’OMBRE.
« Bien avant de te connaître, écrit Bernard Clavel, je savais que notre existence est faite de découvertes, qu’elle est conditionnée par des rencontres. » Rencontre avec des hommes qui ne sont pas des maîtres à penser mais des maîtres à vivre, des êtres sans ambitions qui œuvrent dans l’ombre, patiemment, en sachant le chemin qu’il faut parcourir. Un long chemin. Ces hommes qu’il chérit, ce sont d’abord Louis Lecoin, le pasteur Martin Luther King et le mahatma Gandhi, les compagnons de route comme les appelait Romain Rolland. [1]

          

Engagement de Clavel dans l'association Terre des hommes


La découverte pour Bernard Clavel, c’est « un certain dimanche de janvier (qui) a creusé sa place dans ma mémoire ». Pour lui, la civilisation signifie aussi « tout avoir à portée de sa main, ne rien avoir à portée de son cœur. » Il faut sans cesse lutter contre l’indifférence, contre l’insensibilité car c’est de cela que meurent les enfants. Parler de la goutte d’eau dans l’océan est révoltant car « lorsque chaque goutte d’eau est un enfant, en sauver une seule est important ».

La clé de tout est de « se répéter sans cesse que cette goutte d’eau est TON enfant ». Votre enfant, « imaginez-le deux jours sans manger … ou qu’il se brûle la main ». Pensez aussi à Amadou le fils adoptif de L’OMBRE, privé de ses mains et qui, plein d’espoir et de vie, attend ses prothèses. Un bel exemple pour tous les anonymes qui ont subi le même genre de violence, de tortures, dans un monde qui « fabrique et consomme la nourriture, les bombes et les enfants à la même cadence. » [2]

Bernard Clavel pense à un peintre qu’il aime et connaît bien, Brueghel et au tableau Le Massacre des Innocents, miroir lui aussi de son époque, qui en montre l’absurdité et le fait qu’elle se nourrit des progrès de la science. Il pense également à son ami Louis Lecoin qui, enfant, a suivi la mort lente de sa mère, lui soulevant avec terreur une paupière pour s’assurer qu’elle vivait toujours. Souffrance et solitude. Il s’interroge sur l’impact de ce texte qui lui a tant coûté : « Est-il possible qu’une communication réelle s’établisse entre le filet d’encre que je laisse courir sur le papier et ce que les hommes ont en eux de plus secret, de mieux protégé ».

  Image illustrative de l'article Le Massacre des Innocents (Guido Reni)                  Image illustrative de l'article Le Massacre des Innocents (Poussin)   
Le massacre des innocents : Guigo Reni et Nicolas Poussin

Le responsable de Terre des Hommes dresse un terrible réquisitoire contre cette misère humaine qu’il côtoie toujours avec compassion et colère et contre tous les responsables des drames qui se déroulent sur tous les continents. Litanie des dates, surtout le Vietnam et le Biafra à l’époque, des témoignages poignants de L’OMBRE sur sa terrible expérience, « la vérité absolue, c’est dans les paillotes de famine, de souffrance et de mort qu’on les trouve ». Le premier responsable, c’est la guerre et son cortège de haines car selon le père Lelong, « Oradour est un fruit poussé sur la guerre aussi naturellement que la pomme sur le pommier ». [3]

Le droit fondé sur la morale est inopérant, une imposture et leur colère, celle de L’OMBRE, celle de Bernard Clavel, c’est un énorme cri d’indignation contre ceux qui ont voulu et programmé ces massacres d’enfants en Afrique, « c’est un 'affamement' que l’on a voulu, […] je souhaite aux responsables de crever de la pourriture qu’ils sont ». Temps des assassins, temps des sacrifiés.
Viennent aussi les moments d’abattement, de désespoir : « Á force, Bernard, à force on finit par ne plus voir que l’envers du monde… la tristesse, le dénuement, un monde prostré. »

Le Massacre des Innocents de Pierre Paul Rubens, 1611–12  Le massacre des innocents : Rubens

La misère, même sans la guerre, semble devenir le lot commun, la famine étendant partout ses tentacules avec aux tripes la peur du lendemain. Les bons sentiments se cachent dans les replis de la charité, les anciens pauvres devenus nantis et amnésiques, les actions de charité traitées comme une publicité facile, « la grimace charitable autour de la misère, une charité qui crèverait au soleil d’un univers où régnerait une véritable justice ».

Le monde est ainsi, fabriquant des canons, des vaisseaux de guerre, « un vol au détriment de ceux qui ont faim », indifférent, oublieux, trop vite repris par ses soucis quotidiens. Sans parler par exemple, de la France de la colonisation… La litanie continue avec l’Inde et le Brésil, ce pays « de grands féodaux fastueux qui ont pour eux la loi et contre eux les réalités. » Là-bas, la vie des plus pauvres, les indiens, est pire que celle de l’esclave qui au moins était nourri. Zones de non-droit où la force brutale et le fusil sont la loi. Ceux-là, « ils font partie du domaine, rien ni personne ne les protègent ». [4]

  Massacre des innocents : Giotto chapelle Scrovegni, Padoue

Le constat est amer et dit L’OMBRE, « l’aide humanitaire propre, non confessionnelle, non politique, et simplement justice, n’existe au fond presque nulle part au monde. » Bernard Clavel qui dit travailler à « distraire le monde » ne vit pas toujours bien le rappel constant de L’OMBRE, cet « empoisonneur de mon existence », sur les malheurs du monde et la condition dramatique d’un grand nombre d’enfants. Cette photo d’Hiroshima qu’il regarde est pour lui le symbole de la guerre absolue, de la mort planifiée à grande échelle. (p139) Le génie de l’homme et sa technologie peuvent être utilisés pour le bien ou pour le mal, pour le bonheur ou le malheur de l’humanité. Selon le règne de la raison ou de la déraison.

La litanie des souffrances continue, du Pérou à la Corée, jusqu’au retour de L’OMBRE à Amsterdam. Fin du voyage. Une fin qui oscille entre amertume et colère, quand le respect de la vie ne veut plus rien dire. Suivent des témoignages, poussières prélevées au hasard dans les archives, quelques souffles d’espoir pour beaucoup de souffrances et d’appels au secours. Suit ce message de Bernard Clavel insistant sur le fait « qu’il nous reste à trouver le chemin qui nous conduira directement à cette immense douleur des innocents », et nous assurant qu’avec quelques moyens, un peu de compassion et de bonne volonté, l’avenir a encore un sens.

                 
Codex Egberti, manuscrit du Xe siècle -   Abbaye Saint-Pierre de Brantôme

Notes et références

  1. Voir Jean-Marie Muller,L'Évangile de la non-violence, Fayard, 1969, (ISBN 2-213001197)
  2. Voir Mourir pour Dacca, Claude MOSSE, préface de Bernard Clavel, éditions Robert Laffont, 1972
  3. Citation tirée de Maurice Lelong, Célébration de l'art militaire, éditions Robert Morel, 1964
  4. Voir aussi René Biard, Bagnards en culottes courtes
Bibliographie
  • Le massacre des innocents, Éditions Robert Laffont, 1970
  • Le Silence des armes, Éditions Robert Laffont, 1974
  • Lettre à un képi blanc, Éditions Robert Laffont, 1975
  • Louis Lecoin, Écrits, extraits de 'Liberté' et de 'Défense de l'homme', préfaces de Bernard Clavel et de Robert Proix, Union pacifiste (UPF), Boulogne, 255 pages, 1974
  • Revue Liberté de Louis Lecoin, articles de Bernard Clavel sur le pacifisme et l’objection de conscience
  • L'Affaire Deveaux, article de Bernard Clavel, Édition Publication Première, collection Édition Spéciale, 1969
  • Les Travailleurs Face à L'armée, Jean Authier, postface de Bernard Clavel, Moisan Union pacifiste de France, 80 paqes
  • Mourir pour Dacca, Claude MOSSE, préface de Bernard Clavel, Paris, Robert Laffont, in-8 broché, 220 pages, 1972 
  • Ils ont semé nos libertés, Michel Ragon, avant-propos de Bernard Clavel, Éditions Syros, 1984
  • J'avais six ans à Hiroshima. Le 6 août 1945, 8h15, Nakazawa Keiji, précédé de La peur et la honte de Bernard Clavel,
    Éditions Le Cherche-Midi, 2005, 169 pages, 2005, (ISBN 2749104165)
  • Récits et essais (Clavel)
  • Droits de l'homme (Clavel)
     <<< Christian Broussas - Innocents - Feyzin, 10/12/2009 - << © • cjb • © >>> 





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