Pour un véritable roman populaire [1]
Après l’attribution du prix Goncourt à Bernard Clavel pour son roman Les fruits de l’hiver, la polémique va rebondir sur le sens à donner à cette distinction, en particulier à travers un article sans appel du critique et poète Alain Bosquet : Un Goncourt pour fossiles, un livre qui selon lui raconte des histoires 'passéistes' dans un style sans relief. Il lui reproche surtout d'être un auteur 'populaire', ce qui sous sa plume est particulièrement péjoratif mais réjouirait plutôt Bernard Clavel qui le prend comme un compliment, « une littérature qui se veut à la portée du peuple », écrite « avec de bons sentiments ». Et toujours selon Bosquet, on ne fait pas de la bonne littérature avec ce genre de sentiments. Voilà relancé le vieux débat entre littérature populaire et élitiste.
Contre toute attente, lors de la parution en 1972 du roman de Clavel Le Seigneur du fleuve, Alain Bosquet écrira une critique très favorable et se justifiera en disant que c’est Clavel qui a changé et non lui !
« Je suis passé par le parti de la vie. Il faut tant de temps pour être simple. » Éric Emmanuel Schmitt, Ma vie avec Mozart, page 157
Roman populaire, dites-vous... serait-ce pour certains un gros mot qu'ils s'enverraient comme ultime insulte ? On peut y distinguer, à la manière de Schmitt, les pédants, les intellos impénitents qu'il faut renoncer à épater, si tant est qu'il faille y recourir, se méfier comme de la pluie des juges fiers d'eux-mêmes qui n'exaltent le talent qu'à travers l'ennui et l'abscons. Un art savant servi par des singes savants, « un art bien prétentieux gagne aisément la faveur des esprits qui se croient sérieux. » Être populaire, , assumer cette étiquette comme un code-barre sur un produit, et l'occurrence ne saurait manquer, refuser les faux-semblants des critiques grincheux qui prennent leur conformisme pour la quintessence de l'avant-garde.
Sans doute faut-il renouer avec son âme d'enfant pour aller à l'essentiel, se débarrasser de ses tics d'adulte, « sans doute, note Éric Emmanuel Schmitt, faut-il beaucoup de maîtrise et d'abandon pour oser la simplicité. »
Depuis, le roman populaire continue son bonhomme de chemin à travers par exemple Pierre Lemaître, prix Goncourt 2012 pour "Au revoir là-haut", qui estimait dans une interview, avoir été récompensé pour son « savoir-faire qui vient du polar, du roman populaire ».
Mais c'est Éric Emmanuel Schmitt qui, dans son livre Ma vie avec Mozart paru en 2005, en décrit toute l'étendue et nous en fait goûter son charme irremplaçable.
« Je voudrais rejoindre Mozart dans l’idéal d’un art simple, accessible, qui charme d’abord, bouleverse ensuite. Je crois que la science, le métier, l’érudition, la virtuosité technique doivent disparaître sous l’apparence d’un naturel aimable. Il nous faut plaire avant tout, mais plaire sans complaire, en fuyant les recettes éprouvées, en refusant de flatter les émotions convenues, en élevant, pas en abaissant. Plaire, c’est-à-dire intéresser, intriguer, soutenir l’attention, donner du plaisir, procurer des émotions, du rire aux larmes en passant par les frissons, emmener loin, ailleurs… »
[Ah !, écoutez, écoutez Mozart comme nous y invite Éric Emmanuel Schmitt, écoutez l'allegro du quatuor n°15 en ré mineur, k 421 ]
« L'auteur de roman populaire fait appel au rêve, à l'imagination du lecteur. »
« De tout temps, la production artistique s’est divisée en art noble et art populaire, que ce soit en littérature, en peinture ou en musique... Au XVIIIe siècle, sévissait une querelle entre musique savante et musique galante : la musique savante appartenait au passé avec son écriture horizontale, contrapuntique [2], où chaque voix gardait son indépendance et parcourait son chemin en s’entrelaçant aux autres, une science que Bach avait porté à son plus haut degré de perfection dans ses fugues ; en réaction, la musique galante offrait une musique mélodique aisée, où l’orchestre accompagnait le chant et marquait la rythmique pour la danse. Le danger de ces deux techniques : l’ennui. On s’ennuie d’une œuvre seulement légère, on s’ennuie d’une œuvre seulement savante. Entre ces deux mondes séparés, Mozart tendit le pont de sa musique, galante en apparence, savante en profondeur. »
Par un mélange d’implication et d’inspiration, Mozart a permis aux techniques contraires de se rejoindre, contrairement aux esprits simplistes et autres émules de théories binaires qui prônent l’exclusion. La liberté naît du plaisir, seul maître de l’art. Elle signifie simple plaisir de lignes mélodiques ou stylistiques ou, comme l’écrit Éric Emmanuel Schmitt à propos de Mozart, « plaisir d’enflammer les cordes et les chœurs en une grande fugue d’église. »
Mozart, c’était aussi le combat contre Colloredo, prince-archevêque de Salzbourg, son "patron" et sa bête noire qui n’a jamais rien compris à sa musique.
Celle de Bernard Clavel s’appelait Alain Bosquet et se rangeait furieusement parmi les tenants de "l’avant-garde" littéraire.
Aujourd’hui nous confie Schmitt, « lorsque je repère un imbécile sentencieux… je lui colle sur le front l’étiquette « Colloredo » et je prononce à voix basse « Mozart » ainsi qu’on use d’un talisman contre l’adversité. »
Et nous, gageons que nous puissions à notre tour coller sur l’effigie de ce monsieur Bosquet « Colloredo » et prononcer à voix haute et intelligible « Bernard Clavel ».
Collons dès aujourd’hui sur le mur ce large bandeau où est inscrit : « Colloredo », « pour tous les imbéciles heureux qui dénigrent l’art populaire. »
Et n’omettons pas de prononcer, toujours à voix haute et intelligible, les mains en porte-voix : « Bernard Clavel, Bernard Clavel, Bernard Clavel… »
Notes et références
[1] D’après Éric Emmanuel Schmitt, "Ma vie avec Mozart", pages 98-101, éditions Albin Michel, 160 pages, 2005
[2] Le contrepoint permet la superposition organisée de lignes mélodiques distinctes.