Le Seigneur du fleuve : Le père et le fils
Tandis qu’il bourrait le tabac, le vieux eut un ricanement.
- Toi aussi, tu as les mains qui tremblent, remarqua-t-il, mais ça n’est pas à cause de l’âge. C’est parce que tu es furieux... Et je vais te dire, parce que je te connais bien, c’est après toi que tu es furieux.
- Ecoutez, père...
- Non, laisse-moi dire. Tu es furieux. Et je te connais bien parce que j’ai été exactement comme tu es. L’âge m’a fait passer tout ça. Sinon, en entrant ici, je te calottais comme tu as calotté ce pauvre Adrien. Il ne pouvait rien faire parce que tu es plus fort que lui ! Toi, tu ne pouvais rien faire parce que je suis ton père.
- Mais enfin, père...
Philibert essayait d’interrompre le vieux, et pourtant, si le vieux l’avait laissé parler, il n’aurait probablement rien dit de censé.
- Je te connais tellement bien que je vais dire ce que tu penses en ce moment. Tu penses : J’ai foutu le camp parce que tout le monde me mettait mal à l’aise. Après ce que j’avais fait, j’ai préféré foutre le camp. Mais j’ai fait une connerie de plus. Les autres me respectent. Ils m’auraient regardé de travers, mais ils m’auraient foutu la paix. Le vieux, c’est pas pareil. Il va m’emmerder pendant une heure d’horloge... Voilà ce que tu penses.
En ce moment. Maintenant. Là. En bourrant ta pipe et en me reluquant par-dessous comme un sournois. Voilà ce que tu penses !... Je le sais. Et je sais que tu n’oseras pas prétendre le contraire... Allons, dis... dis si je me trompe ?
A mesure que le père parlait, sa voix avait changé. De la colère mal contenue, il avait viré sur la moquerie, et, en finissant, il donnait l’idée d’un homme qui a envie de rigoler un bon coup.
Philibert leva les yeux. Leurs regards se croisèrent. Il y eut, par-dessus la table où la lumière jouait à travers le vin secoué dans les verres, comme une étreinte. En même temps, ils éclatèrent tous les deux d’un grand rire.
Le vieux toussa, se pencha vers la gauche pour expédier dans l’âtre un long jet de salive qui chuinta sur les braises, puis, passant le revers de sa main sur sa bouche, il dit :
- Bon Dieu, c’est curieux comme les choses se font. je m’en viens du port. Je me force à marcher alors que j’ai envie de cavaler. Je marche. Et tout le long je me répète : cette espèce de morveux de Philibert, je m’en vais te lui sonner un branle, quelque chose de bien. Ce coup-ci, il s’en souviendra. Il a beau avoir quarante-cinq ans, il va m’entendre ! Tout le long, je me dis ça. Et j’arrive.
Et je te vois tout bête. Et je vois ton verre vide, et je me dis : Il est comme toi, la colère lui sèche sa gorge. Et je veux tout de même te sonner le branle. Et je te regarde. Et je me dis encore : Félix, à son âge, tu étais comme lui. Aujourd’hui, tu as septante-deux ans, mais à quarante-cinq ans, tu aurais fait les mêmes conneries que lui.
Le vieux se tut. Il but une gorgée. Philibert qui le regardait se remit soudain à rire.
Notes et références
* Bernard Clavel Montbéliard - Pascale Eglin : peglin@montbeliard.com -
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<< Christian Broussas • Seigneur fleuve• © CJB 30/09/2014 • >>
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