mardi 4 novembre 2014

Bernard Clavel et Gandhi

Cette préface de Bernard Clavel au livre de Jean-Marie Muller [1] intitulé "Gandhi l'insurgé" [2] est pour lui un acte de foi, une démarche d'autant bienvenue qu'elle rejoint l'admiration qu'avait également pour Gandhi un homme qu'il admirait lui-même, Romain Rolland.

C'est pourquoi j'ai inclus après la préface de Bernard Clavel un texte que Romain Rolland a écrit en 1930, c'est-à-dire bien avant que Gandhi ne devienne cet apôtre de la paix salué par tous les hommes de justice et de paix, celui qui justement le 6 avril 1930 lançait cette prophétie en ramassant un peu de sel sur une plage de l'océan : « Le poing qui tient ce sel peut être brisé, mais ce sel ne sera pas rendu volontairement. »

 Gandhi l'insurgé          Gandhi l'insurgé

Préface de Bernard Clavel : Ce sage dont nous avons besoin

Lorsque l'éditeur me fit parvenir le manuscrit de Jean-Marie Muller en me demandant un texte dans les dix jours, mon premier mouvement fut pour décrocher le téléphone. J'étais en plein dans un roman, et je déteste précipiter les choses. Mais nous étions la veille d'un week-end de Pentecôte. Impossible de joindre l'éditeur avant le mardi.

Comme Gandhi me fascine et qu'une profonde amitié doublée d'une haute estime me lie à Jean-Marie Muller, je me suis surpris le nez dans son ouvrage. J'ignore si l'orage qui grondait alors sur les vignobles du Bordelais était un écho de celui qui toucha les disciples assemblés pour la Pentecôte, toujours est-il que la force du Mahatma m'empoigna dès les premières pages pour ne plus me lâcher jusqu'à la dernière. Telle est la puissance de cette non-violence dont notre époque a un besoin si crucial alors qu'elle la redoute. Car, si l'on excepte quelques êtres de la trempe d'un Jean-Marie Muller, nos contemporains semblent craindre beaucoup plus ce qui pourrait les sauver de la haine que les effets de cette haine.

Jamais encore n'avions-nous frôlé d'aussi près cette catastrophe qui peut, en quelques instants, non plus ensanglanter l'humanité, mais la réduire à néant. Or c'est bien ce qui effrayait Gandhi qui savait que la violence est un engrenage dont rien ne peut tirer ceux qui s'y laissent prendre le bout du doigt.
Ce machinisme que redoutait tant le grand sage, au lieu de nous apporter davantage d'aisance et de joie, nous incite à fabriquer chaque jour un plus grand nombre d'engins de guerre, toujours plus perfectionnés et plus efficaces, c'est-à-dire plus destructeurs.

Chaque fois que je me retrouve devant les images atroces de ces enfants mutilés, estropiés, aveugles, victimes de ce qu'on appelle des mines antipersonnelles, je me retourne vers Gandhi pour lui demander : « Qu'auriez-vous dit ? Qu'auriez-vous fait ? »
En ces heures de crise politique où les bretteurs de tous les partis croisent, à longueur de journée, le fer et le feu de la mauvaise parole sur les ondes de toutes les télévisions, de toutes les radios, comment ne point penser à la pureté de celui qui savait le prix de la vérité et combien sont nuisibles la corruption et le mensonge ?

Les peuples, quels qu'ils soient, ont la mémoire courte. C'est une vérité qu'on ne cesse de ressasser mais qui n'a pas plus d'effet sur le comportement des masses qu'un verre d'eau dans l'océan. Nos politiciens se nourrissent et nous abreuvent de mensonges. Tous les discours sont trompeurs. Si nous relisions les harangues lancées par Hitler dans les années qui ont suivi son accession au pouvoir, nous constaterions - comme l'a fait André-François Poncet, alors ambassadeur de France à Berlin - que le mot « paix » est celui qui y revient le plus souvent.

L'Europe vivait alors des temps où le souvenir des horreurs de la Grande Guerre pesait lourdement. Mais les anciens combattants, très fiers de leurs médailles, défilaient devant les monuments aux morts où les jeunes soldats présentaient les armes. Si l'hommage aux victimes était honorable, le fait qu'on leur présente casquées et armées les futures victimes l'était moins. En se faisant complices de pareille mascarade, les anciens manquaient à leur devoir.

On avait pourtant bien des exemples de l'absurdité et de l'ignominie des guerres. J'en veux pour seule illustration le procès intenté par Krupp, le célèbre marchand de canons allemand, à la firme anglaise Vickers qui, en pleine boucherie de 14-18, avait copié un modèle de grenade. Krupp demandait un shilling par engin fabriqué soit plus de cent vingt millions de shillings. Mais les fauves se dévorent rarement entre eux, ils préfèrent s'unir pour attaquer les troupeaux. C'est à « l'amiable » que les deux sociétés réglèrent leurs comptes : Vickers paya Krupp en lui allongeant un paquet d'actions d'une de ses propres usines d'armement !

Le sang des morts est vite absorbé par la terre, quelle que soit la puissance qui l'a envahie ou libérée.
Des années 30, le père Maurice Lelong nous dit dans sa fameuse Célébration de l'art militaire : « Le délicat et précieux Giraudoux a vu Wilson, Lloyd George et Clémenceau sous les espèces respectives d'un caniche, d'un colley et d'un dogue. L'entre-deux-guerres fut, en effet, de la chiennerie. »
Nos gouvernants n'ont jamais su utiliser les périodes de paix pour consolider la paix. Car le seul moyen de la consolider vraiment, c'est de l'enseigner. D'en faire pénétrer le germe au cœur de nos enfants et de leur donner les moyens de le cultiver.

  La marche du sel

C'est ce que Gandhi s'est efforcé de faire. Ce pour quoi Louis Lecoin s'est battu jusqu'à l'extrême limite de ses forces. Ce à quoi des hommes comme Jean-Marie Muller ou ceux qui ont fondé l'École de la Paix à Grenoble se donnent aujourd'hui sans compter.
Mais Gandhi, Lecoin ou Martin Luther King avaient pour eux de n'hésiter jamais à mettre leur vie en jeu. Du Mahatma, Romain Rolland écrivait dans une lettre à Stefan Zweig : « Le plus vrai des hommes et le plus droit. »

Or, cet être si pur, si proche de la sainteté, Pie XI refuse de le rencontrer. Sans doute trop de pureté effraie-t-elle ceux qui sont conscients de n'en avoir pas assez. Trop de blancheur fait pâlir ceux dont la robe est ternie par l'ombre de la peur qu'ils portent au fond de leur ventre. Peut-être le pape sentait-il à quel point Gandhi, mieux que lui, avait su se montrer digne du Sermon sur la Montagne. Car c'était le temps où se préparait une guerre qui allait faire couler des fleuves de sang et des torrents de larmes.
J'ai lu l'admirable ouvrage de Jean-Marie Muller avec d'autant plus de satisfaction que, depuis plus d'un demi-siècle que j'écris et que j'ai mesuré l'absurdité et l'horreur des inutiles égorgements dont tant d'hommes ont tiré leur gloire, depuis tant d'années que me poursuit la peur de la guerre, j'ai cent fois eu envie de m'atteler à une vie de Gandhi. Si j'y ai cent fois renoncé, c'est que je n'ai pas osé. La crainte de mal faire. De n'être pas digne d'un tel modèle.

Le Gandhi de Jean-Marie Muller nous parvient à un moment où tous les esprits éclairés, tous les êtres qui ont une conscience devraient se lever pour répéter sans cesse ce mot du Mahatma où est exprimé l'essentiel : « La violence est un suicide. »
Aujourd'hui, les apprentis sorciers que sont certains savants à la solde des marchands d'armes et des gouvernants ont mis au point le moyen de pulvériser la planète. L'humanité n'a d'espoir d'être sauvée que si elle admet enfin que sa seule chance de survie réside dans le refus absolu de toute violence.
Non seulement il faut lire ce livre, mais en méditer l'enseignement et le faire lire dans les écoles où se forment les hommes de demain. Ces enfants qu'on tient dans l'ignorance du désastre qui les attend, ces enfants à qui on enseigne que la guerre est une fatalité et qu'elle leur donnera l'occasion d'être grands.
                                                           Bernard Clavel

alt=Description de cette image, également commentée ci-après  Jean-Marie Muller en 1991 

Gandhi
n'est pas seulement pour nous le guide héroïque de son peuple immense, qui revendique sa liberté - et qui la prendra. Il est la lumière la plus sûre, la plus pure qui brille au sombre ciel de notre temps.
Dans les tempêtes où le vaisseau croulant de notre civilisation menace de se perdre corps et biens, il est l'étoile qui nous montre la route - la seule route qui nous reste ouverte vers le salut. Cette route est en nous. Elle est la suprême énergie. Elle est la Non-Acceptation héroïque. Elle est le refus dressé par l'âme fière contre l'injustice et la violence. Elle est la révolution de l'Esprit.
Cette Révolution n'oppose pas entre elles les races, les classes, les nations, les religions. Elle les unit. Elle éveille en chacun des hommes le feu profond de l'Ame Unique, qui a fait surgir l'humanité du néant, où sa frénésie aspire à la faire rentrer.                                                                      
                                                     Romain Rolland, 1er octobre 1930

Notes et références
[1] Membre fondateur du Mouvement pour une Alternative non-violente, dont Clavel était membre, Jean-Marie Muller est directeur des études à l'Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits.
Il a publié de nombreux ouvrages, dont "Le Principe de non-violence, Parcours philosophique" (Desclée de Brouwer) et "Paroles de non-violence" (Albin Michel).
[2] "Gandhi l'insurgé, l'épopée de la marche du sel", éditions Albin Michel

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