Les exemples sont nombreux et j'en ai sélectionné quelques uns parmi les plus significatifs. Le jeune Julien Dubois (le nom de sa mère) de La maison des autres (le tome 1 de La grande patience), qui perd ses repères, traumatisé par un patron sadique, Simone, la prostituée lyonnaise hébergée chez les Brassac, Pierre Vignaud le jeune paumé qui va "jouer les hercules", les trois jeunes de Malataverne livrés à eux-mêmes, qui vont "mal tourner", Jacques Fortier fourvoyé dans une guerre qu'il finira par maudire ou dans un genre différent, Cyrille Labrèche le pionnier de l'Harricana, qui part à la recherche d'une autre vie, sinon de lui-même.

Face à ces individus déracinés, à la dérive ou qui cherchent leur voie, des gens de bonne volonté, véritables "figures parentales", les aideront à franchir un cap difficile, à se réaliser et parfois à se racheter de leurs erreurs passées. Ce sont des modèles de référence qui s'opposent  à des anti-modèles. Ainsi, Kid Léon aidera Pierre à se réhabiliter face à Pat Carminati, André tentera  d'aider Julien à supporter les manipulations de Petiot son patron et Marie la femme de Brassac, prendra Simone Garil sous son aile pour qu'elle puisse sortir des griffes de Marcel son souteneur.

 Cette dualité entre modèles et anti-modèles s'exprime chez Clavel par des représentations récurrentes, dominée par le thème de la fuite. Le nid ou cocon, siège d'une existence à l'écart, s'oppose au bruit et à la fureur des villes. Ainsi, dans les deux romans Le voyage du père et Le tonnerre de dieu (ou Qui m'emporte) , la femme livrée aux dangers de la ville, tombera dans la prostitution, même si Marie s'en sortira en quittant la ville tandis que Marie-Louise la fille de Quantin, restera prisonnière de la ville.

Ainsi, on retrouve cette dualité sous la forme construction/destruction, dans les deux premiers tomes des Colonnes du ciel, Harricana et L'or de la terre. Dans le premier, les Robillard défendent des idées de solidarité et de tolérance, pensant à construire leur maison et leur vie, tandis que les chercheurs d'or du second ne pensent qu'à s'enrichir en détruisant leur environnement, en défrichant la forêt, en polluant les eaux et en s'affranchissant des règles de vie en société.



Autre exemple intéressant de cette dualité construction/destruction, l'opposition entre le pacifisme de Clavel, sa non-violence et cette attractivité pour l'héroïsme, l'aura du guerrier qui lui vient de sa jeunesse et d'un oncle militaire qu'il admirait. Il évoluera en refusant de cautionner la torture d'un traître en 1944 dans le maquis jurassien et à travers ses rencontres avec l'allemand Hans Balzer à Carcassonne en 1942 puis à Weimar en 1965. Il marquera son rejet des "maîtres à penser", rejoignant ceux qu'il appelle des "maîtres à vivre" comme Romain Rolland ou Louis Lecoin.

       

Deux temps forts vont marquer Bernard Clavel dans sa confrontation avec la guerre. D'abord pour le plus récent, sa prise de recul par rapport à son enfance et l'influence de son oncle Charles Mour, Charles Lambert dans son roman Le soleil des morts [1] paru en 1998 [2], attitude qu'il concrétise dans ses derniers romans "lyonnais" où il dénonce encore et toujours la guerre, celle des Cent-Jours dans La table du roi, la guerre des Gaules dans Le cavalier du Baïkal et l'intolérance, la persécution des chrétiens dans Brutus.

      

Le second événement est à la fois plus ancien et plus important. Il se focalise sur la rencontre à Lausanne de Clavel avec l'association Terre des hommes dont il tirera en 1970 un livre-témoignage intitulé Le massacre des innocents, livre dont les bénéfices seront reversés à cette association pour en particulier aider l'établissement de santé de Massongex qui prend en charge les enfants malades ou estropiés.

Puis ce sera en 1974 la publication la parution de son roman Le silence des armes qui va susciter de nombreuses polémiques. Cette dénonciation de la guerre d'Algérie est aussi la prise de conscience de son héros Jacques Fortier des horreurs de cette guerre et son refus de retourner combattre en cautionnant les actions de l'armée française et les exactions commises.

Son roman sera attaqué par tous les "va-t-en-guerre" et Bernard Clavel en profitera pour préciser sa position face à ses détracteurs, en particulier à Mac Seale, un caporal de la Légion qui l'avait violemment attaqué, par un essai intitulé Lettre à un képi blanc. Cet épisode nous renvoie à son livre-témoignage Le massacre des innocents qui retrace le combat qu'il a mené aux côtés de l'association Terre des hommes et de son leader Edmond Kaiser pour secourir les enfants livrés à la guerre et à la famine.

Le silence des armes permet une lecture à trois niveaux. D'abord bien sûr la dimension pacifiste d'un militaire qui prend conscience de l'inanité de son action, la dimension écologique d'un homme qui se souvient de ce que lui disait son père sur la nocivité des pesticides et le respect des cycles de la nature et une dimension personnelle, intime quand il renoue avec son passé, qu'il se confronte à l'image de ce père qu'il avait rejeté, dans un suprême effort de réconciliation posthume qui l'aidera à faire la paix avec lui-même, quel qu'en soit le prix à payer.
Véritable dimension cathartique  qui remet en cause la psyché de Jacques Fortier et renvoie sans doute aussi aux remords qu'éprouvent l'enfant prodigue des Fruits de l'hiver.

      

Notes et références
[1] Ce titre provient d'une citation de Balzac : « La gloire est le soleil des morts. »
[2] A ce propos, il écrira : « Ce Soleil des Morts m'a poursuivi des années avant que je ne me décide à l'écrire » ainsi que « Je hais la guerre, déteste les armes, mais l'histoire de ce vieux soldat m'a hanté jusqu'à ce que je me décide à la raconter. »
 

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